Après Rosinski et Delaby, Jean Dufaux a confié le troisième cycle de sa "Complainte des Landes perdues" à Béatrice Tillier, avec qui il avait déjà réalisé "Le Bois des Vierges". La dessinatrice nous explique la genèse de ce projet, et surtout le soin apporté aux détails, aux couleurs et à la symbolique dans son travail.
✍ Lors de notre dernière entrevue, vous nous avez expliqué la volonté commune que vous partagiez avec Jean Dufaux de prolonger votre collaboration. Nous avions cependant compris que vous partiriez sur un autre type de conte, dans la foulée du Bois des Vierges. Comment est venue l’idée de travailler sur ce troisième cycle de la Complainte des Landes Perdues ?
- La couverture spéciale réalisée pour la librairie Brüsel
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✏︎ Lors de la vente de Laffont BD qui éditait Le Bois des Vierges, nous ne savions pas encore chez qui nous allions atterrir. Nous réfléchissions à d’autres projets au cas où notre série ne devait pas être prolongée. Le second tome du deuxième cycle de la Complainte venait de sortir, et il annonçait le Cycle des Sorcières au dos. Je lui ai donc demandé si un dessinateur était déjà pressenti pour celui-ci, comme Jérémy, par exemple. Et Jean m’a répondu qu’ils n’avaient pas encore fait d’appel, et que Jérémy préférait se concentrer sur sa propre série : Barracuda. Lisant la série depuis longtemps, et comme le sujet de ces sorcières m’intéressait, je lui ai demandé si je pouvais m’atteler à décrire ces ambiances si particulières.
✍ Si les atmosphères de La Complainte correspondent à votre univers, certaines scènes des albums précédents étaient assez violentes. Comment êtes-vous parvenue à vous immiscer dans ce registre ?
✏︎Mes albums précédents possédaient leur propre part de violence. Mais je voulais surtout donner ma version des faits, et me situer plutôt du côté des Sorcières que des Chevaliers du Pardon. L’éclairage des autres cycles. présentait les Sorcières comme des personnages très négatifs. Je voulais comprendre leur motivation, et l’élément déclencheur qui les a fait basculer vers le côté obscur.
✍ Comme pour votre précédente série, on ressent à la lecture de ce nouveau cycle que vous avez particulièrement soigné le chevalier, qui sert une fois de plus de fil rouge au déroulement du récit !
✏︎ Je mets toujours un peu de moi dans chacun de mes personnages. Pour retranscrire au mieux leurs émotions, il faut se mettre à leur place, comme un rôle en fonction de leur caractère et de la situation. Et ce qu’on ne peut pas toujours réaliser dans la vie, on peut l’exprimer au travers de ses personnages.
✍ Concernant le traitement de l’univers en général, quels ont été les choix en fonction de ce que Rosinski et Delaby vous avaient laissé ?
✏︎ Je n’ai pas ressenti de contrainte, car comme je travaillais sur la genèse des autres cycles, je ne devais pas reprendre des personnages préexistants. Je voulais me placer dans le respect qualitatif de ce qui avait été précédemment réalisé par ces deux grands dessinateurs. Philippe avait amené la couleur directe, ce que j’ai maintenu car c’est devenu la marque de fabrique de La Complainte, tout en déstabilisant le moins possible le lecteur. Il y a quelques années entre les cycles de Rosinski et Delaby, ce qui a permis aux styles d’évoluer, et les techniques de reproduction ont changé. Même le lectorat a mûri ! Comme le timing entre le cycle de Philippe [Delaby] et le mien était très ténu, je trouvais important qu’il fallait retrouver une parenté entre eux.
Festival de Boulogne-sur-Mer (2011), la complicité entre Béatrice Tillier et Philippe Delaby Photos © Jean-Marie MINGUEZ |
✍ On le ressent dans le traitement de vos décors, soignés avec beaucoup de détails alors que les personnages sont dessinées dans une ligne plus claire. Avez-vous cherché à créer ces liens de cohérence ?
✏︎ Tout-à-fait, dans ces éléments de décors, mais dans également dans le style de l’encrage. J’ai affiné mon encrage pour me rapprocher du sien. Pour la même raison, je suis passée des encres acryliques à l’aquarelle. J’ai donc voulu créer une filiation avec son cycle, tout en maintenant mon propre style.
✍ Auparavant, vous nous avez expliqué travailler en même temps les deux planches qui se font face dans l’album. Avez-vous maintenu cette volonté d’homogénéité ?
✏︎ J’ai plutôt travaillé par scènes, qui se déroulent à chaque fois dans un lien précis, et qui nécessitent donc d’être travaillées en même temps. Par exemple, la dernière planche a été réalisée en même temps qu’une séquence médiane : c’était le même endroit, au même moment : j’ai donc voulu soigner cet esprit d’unité.
✍ À la lecture de l’album, on ressent le soin que vous apportez à la couleur. Est-ce que ce soin vous caractérise ?
✏︎ Je le pense, en effet. Pour moi, la couleur n’est pas seulement présente pour enjoliver les planches, elle joue un réel rôle dans la narration. La première chose qui attire le lecteur, c’est d’abord la couleur, puis le dessin, et enfin l’histoire. On relègue souvent la couleur au dernier plan, alors que c’est un élément extrêmement important. Lorsqu’on peut jouer avec cet élément, pour soutenir la narration ou soigner les ambiances, il ne faut pas le négliger.
✍ Jean Dufaux aime s’inspirer du travail de ses dessinateurs. Vous laisse-t-il pourtant carte blanche sur ce registre de la couleur ?
✏︎ Dès son écriture, Jean a des envies de couleurs. Tel personnage ou telle scène doit faire ressortir du rouge, car c’est important pour le récit. Je m’adapte donc à ses demandes. Mais plus globalement, l’idée des couleurs vient lors du découpage, alors que j’imagine l’ambiance qui pourrait se dégager. D’autres passages nécessitent plus de travail avant de trouver la bonne gamme chromatique.
✍ Malgré ces réflexions, vous attaquez à même la planche !
✏︎ Oui, sans filet. Si on ne se lance pas à un moment, on pourrait passer son temps à refaire en permanence ses couleurs. Alors que souvent la première idée est la bonne, et les autres ne sont que des déclinaisons plus timorées.
✍ Vous posez tout de même une symbolique derrière chaque gamme de couleurs ?
✏︎ Chaque famille possède son propre code-couleur lié à son code vestimentaire et donc à sa symbolique, ce qui permet de les repérer facilement dans l’album. Alors que d’autres personnages doivent au contraire se fondre dans le décor. Les Sorcières arborent donc des tons verts, à plus ou moins haute concentration. Les personnages du Royaume se situent dans les tons rouges et violets. À part la reine qui pratique un peu de magie et garde sa robe verte. Le domaine des Aguries est pour sa part dominé par les tons bleus, porté par la symbolique du cheval. Ce code me permet également d’entrer plus facilement dans la réalisation des pages, sans avoir besoin de se poser la question des habits : chacun doit respecter un code vestimentaire et une tonalité. Et si jamais un personnage demeure en permanence dans le même décor, je choisis des couleurs complémentaires pour le faire ressortir.
✍ Est-ce que vous avez travaillé en fonction du rendu en album ?
✏︎ Tout-à-fait, après avoir réalisé mes quatre premières planches à l’aquarelle (une première, même si j’employais déjà cette technique pour des illustrations), je les ai envoyées pour vérifier ce qui passait bien à la photogravure. Certaines couleurs ne passent jamais à la reproduction, il faut alors les éliminer de la palette.
✍ On reçoit souvent les échos des auteurs qui réalisent tout leur album à la couleur directe, puis qui pestent sur un mauvais réglage de la production. Vouliez-vous éviter ces imperfections ?
✏︎ Quand on consacre beaucoup de temps sur de petits détails ou de fines nuances, une grande frustration peut se ressentir quand elles ne passent à la reproduction. Je réalise le même travail avec le maquettiste, afin que les dessins soient composés pour la maquette, et qu’un élément important ne soit pas lésé lors de cette étape.
✍ Prenons par exemple la couverture, comment s’est défini le choix final ?
✏︎ J’avais proposé différents tests à Jean, qui avait le désir que le personnage ait ses cheveux emmêlés dans l’arbre. In fine, cette couverture n’est pas revendicatrice d’une scène-clé de l’album, mais plutôt une allégorie à l’esprit de l’album. La symbolique de la Sorcière qui donne la vie, ses gris-gris, les arbres morts et vivants…
✍ Jean Dufaux aime que le dessinateur soit son premier lecteur.
Quelle sensation cela dégage-t-il ?
✏︎ C’est surprenant…et parfois un peu frustrant. En effet, comme Jean livre son récit par petits bouts, je me projette dans le récit, afin d’imaginer ce qui pourrait se passer. Puis je sais qu’il peut modifier son scénario en cours de route s’il a eu un coup de cœur sur un personnage. Lorsqu’un coup de théâtre se produit, il y a une réelle surprise, et parfois un petit regret de ne pas avoir placé tel élément dans un médaillon ou dans le décor, afin de rendre plus tangible ce qui se déroule par la suite. Mais cela permet à Jean de se rendre compte si ce qu’il a mis en place a fonctionné comme il le souhaitait.
✍ À quel rythme voulez-vous proposer la série au lectorat ?
✏︎ Il me faut dix-huit mois pour réaliser un album, je ne peux pas aller plus vite. Je ne m’occupe pas des programmations, mais j’avance ! J’ai déjà entamé le tome deux, et la couverture est terminée.
✍ N’est-ce pas compliqué de réaliser la couverture d’un album alors que vous n’êtes qu’au début du récit ?
✏︎ Pas dans ce cas, car j’ai réalisé la couverture du tome 2 en même temps que celle du tome 1 : elles peuvent se placer côte-à-côte, le paysage se prolonge. Ce sera sans doute le cas aussi pour apporter une cohérence sur les couvertures des tomes 3 et 4.
« Dans la composition de ma planche, la couleur est indissociable du dessin »
avec Jean Dufaux : « Au bout du conte, nous nous sommes trouvés »
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