«Je suis sorti épuisé de là». C’est Jean Dufaux lui-même qui l’écrit dans un préambule imprimé à même la page de garde: le troisième volet du second cycle de la Complainte des landes perdues, qui aura vu Philippe Delaby s’éteindre alors qu’il n’en avait encore dessiné que les trente-trois premières pages, aura coûté beaucoup d’influx au scénariste bruxellois. Lequel, il le confie, ne s’est toujours pas remis de la tragique disparition de son ami: «2014 fut une année horrible ».
Difficile, d’ailleurs, de ne pas être frappé d’une certaine émotion à la lecture de Sill Valt. D’abord parce qu’il s’agit d’un rudement bon cru, qui conclut le cycle et grâce auquel Jean Dufaux nous rappelle qu’il n’est pas devenu l’un des plus grands auteurs de sa génération par hasard. Mais aussi, bien sûr, parce que les pages qui défilent rapprochent le lecteur du dernier dessin de Philippe Delaby.
Un peu comme une seconde mort pour celui qui, de l’avis général, possédait un don presque surnaturel, qu’il a parfois gâché par une vie d’épicurien: « J’en parle aussi dans ma préface, n’élude pas Jean Dufaux. Sa carrière a connu beaucoup de hauts et de bas. Davantage de bas, même. Mais depuis deux ou trois ans, il allait mieux, il était plus détendu, car il avait reçu beaucoup de marques de sympathie. C’était quelqu’un qui doutait beaucoup: ça l’a rassuré. Sa disparition n’en est que plus désolante, d’autant que nous nourrissions encore beaucoup de projets ensemble: plusieurs Murenapar exemple
Ne vous étonnez pas, d’ailleurs, de ne pas beaucoup voir l’ami Dufaux en dédicace d’ici la fin de l’année: l’homme tend à les fuir, comme il préfère ne plus poser les yeux sur ce dernier album signé de leurs deux noms. «C’est un album dont je m’éloigne, confirme-t-il. À la maison, quand je l’ai reçu, je l’ai posé sur une étagère. Je ne le regarde jamais. Et ne le dédicace que si on me le demande
Il n’est pas le seul: c’est aussi le cas de Jérémy Petiqueux, assistant de Philippe Delaby depuis plusieurs années et qui a terminé l’album à la demande conjointe de Jean Dufaux et de l’éditeur. « Il a même d’abord refusé la proposition, relève le scénariste. Il y avait trop d’émotion. Dans ces moments-là, on tend à prendre un peu de distance pour soigner ses blessures. C’était difficile, pour Jérémy. Mais il a fait un boulot formidable
Ce n’est pas lui, pourtant, qui reprendra le flambeau pour dessiner le troisième cycle de la Complainte. Après Rosinski, feu Delaby, c’est Béatrice Tillier qui s’y collera. Qui s’y est même déjà collée puisqu’elle a terminé le premier tome et ne devrait plus tarder à entamer le second. «Comme Rosinski avait rencontré Philippe, Philippe a rencontré Béatrice avant de mourir. Il a même vu quelques planches de sa composition. »
2015 verra aussi Jean Dufaux relancer Murena avec un nouveau dessinateur, après avoir failli clôturer la série: «Je ne voulais pas continuer sans Philippe. Et puis, comme on dit aux États-Unis, the show must go on. Arrêter aussi brutalement serait une forme de trahison à l’égard de Philippe. »
«La Complainte des landes perdues», tome 6: «Sill Valt», Dufaux/Delaby/Jérémy, Dargaud